Jacques
Kober
En
1940, lorsque Villeri s’y fixa le Haut-de-Cagnes formait
un îlot médiéval presque intact pour
motif de pente difficilement carrossable, hasardeuse même
à pied sur les galets ronds dont s’enchassaient
les ruelles. Il se bousculait vers son château, dominant
au nord tout l’interland boisé et champêtre
de la Colle-sur-Loup et Saint-Paul, sans une villa, ni quadrillage
de lotissement. Au midi, l’étendue marécageuse
à cannisses et ajoncs entre le malvan et le loup
( où ils se soulageaient de leurs crues de torrents),
puis la monotone et mince grève grise de ses galets,
ponctuée du bistre des filets et des raclures de
peinture des barques en bois, haut déhanchées
sur la crête des galets, loin des coups de mer, en
somme on était aux antipodes d’une station
balnéaire.
En raison peut-être de cette «vacuité»
des artistes avaient, semble-t-il, capté que ce qui
habitait le Haut-de-Cagnes c’était un souffle.
Entre 1930 et 1945, sans égouts, sans boutiques ni
éclairage public, tel une butte montmartre au soleil,
il attira, modela une collection de peintres plus ou moins
illuminés mais qui l’égayèrent
de toute une faune à ressources modiques. Leurs accents,
souvent nordiques n’en faisaient pourtant pas une
petite babel puisqu’ils s’entendaient via leur
ferveur pour attendre «l’oiseau-peinture».
Foujita et Soutine y vécurent. Ce dernier, une fois
lancé y repassa un jour et retrouva certaines de
ses peintures épaisses ayant renforcé des
cabanes à lapins. Le hollandais Geer Van Velde et
sa femme y résidèrent de 1938 à 1945,
retenus par la guerre, échappant aux rafles in extremis.
Là-dedans Villeri (qui, comme on dit enfant de la
balle, avait eu une jeunesse «d’enfant de son
pinceau») présentait cette qualité insolite
d’être probablement le seul «latin»,
le seul «du coin»
(en l’élargissant de Ligurie à Cannes),
en connaissance avec le lieu et l’âme du lieu,
et de plus, riche d’ouverture et d’écoute.
Son esprit d’entraide renseignant, logeant ou faisant
loger, voire déménageant en cas de risque
d’une descente de police ou d’une vérification
à propos des lois xénophobes ou antijuives,
bref tissant de l’amitié. S’il distribuait
sa chaleur autour de lui, bien sûr parfois la réciproque
opérait, telle son admiration pour Geer Van Velde
se marquant sur sa série «les farfadets»
par une porosité à la construction pyramidale
des «natures mortes» du «hollandais de
l’espace.»
L’amitié, Villeri ne plaçait rien au-dessus,
mais ami exigeant, voire intraitable, dont la bonté
attendait toutefois une fidélité. Toute traverse
dans les relations le laissait blessé, son humeur
réagissait en fulminations, pouvait tourner en véritable
furia de contempteur. Ainsi en fut-il pour son probablement
meilleur ami, René Char qui avec l’âge
se renfrogna, atrabilaire et blindé aux échanges.
La déception que Villeri en eut lui était
un bassin d’amertume. Et pourtant, bien avant, c’est
René Char qui me mit au contact de Jean lorsque le
poète, mon grand aîné surréaliste,
m’envoya son papier préfaçant l’exposition
Villeri, rue de Téhéran à Paris à
la Galerie Maeght. C’était dans mes attributions
de le mettre en page dans «Derrière le miroir»
et j’ai encore par écrit les admonestations
de Char, somme toute nobles, pour que chaque virgule typo
conserve pour ainsi dire le souffle dont elle naquit!
Villeri était tout le contraire d’un bon vivant
en ce qu’il essayait d’être un parfait
vivant, une sorte d’adepte appollinien. Au lieu du
play-boy qu’il aurait pu incarner et dont il conserva
d’ailleurs du narcissisme, voire le souci d’une
perpétuelle forme «avantageuse», il s’exerça
contre les apparences afin que coexiste en lui seulement
la vie extérieure de sa vie intérieure. Comment
éviter d’être catalogué par notre
temps absurde de «conquête» de la lune
et de pavillon bas pour l’âme ?
Son atelier qu’il appelle sa «voûte de
travail» était un ancien cellier à vins
sur terre battue, étroit et long, donnant sur une
terrasse aire à blé et verger d’agrumes,
sorte de balcon pour le panorama nord, espace pour ainsi
dire nourri à la becquée d’une arcadie
et solitude. A le voir régenter la lumière
sur sa terrasse on aurait pu dire que son travail réinventait
un sacerdoce car, du monde, il ne voulait rien retrancher,
mais le reprendre à la source en découvrant
sa source, un peu comme Georges de La Tour reprend la lumière
à la source en la plongeant dans la nuit. Lui qui
a écrit « la mer bat ses flancs de l’odeur
du mazout» ne prétend rien morigéner,
simplement le reprendre, quand même eut-il fallu le
faire à travers une mort.
Quand il devra se séparer de son petit voilier ancré
à Golfe-Juan, il incorporera dans une peinture des
bouts de la voile, survivants, comme cargués sous
les pigments, et non loin, cette grosseur de l’aspect
d’une pelote basque, Anne-Marie Villeri m’assure
de l’inclusion d’un oursin.
Petit à petit sans dispersion naturelle de sportif
sain, exerçant ses rouages entre voile et ski, entre
boxe et natation, diminuera, se resserrera sur la vie intérieure,
mis à part quand il a vécu mal en point, secoué
de ses crises sentimentales, ou piégé en politique
par la naïveté généreuse de l’artiste.
Son triathlon à lui se terminait devant la toile
et ce resserrement pouvait aller chercher jusqu’au
désert, terrain le plus favorable à la vie
en profondeur : «j’ai ai asssez de cet homme
robot qui veut nous signifier que dieu est abondance...»
Ainsi Villeri à la pêche des choses ! espérant
leur irradier la vie du pinceau. «Je coltine les couleurs»
disait-il.
Plages entartrées de récipients foutus, jonchées
d’un flottage de rebuts mais avec la rédemption
des mouettes, combat sur les grèves mais combat fraternel
des ailes et de ces moignons que sont les mèches
en nylon des filins, les bouts de cable sirupeux d’une
éructation de mazout bitumineux, les rognures roses
de jerricans, les brisures espars, les têtes comme
cartonnées des grands poissons. Dans ce sauvetage
du tout ou rien, Villeri préfère le tout venant,
inflexions d’ailes et déjections d’usuels,
mais tel l’enthousiasme de l’enfant il s’arrange
pour que sa plage ne soit pas un inventaire mais une trouvaille.
Certes d’autres, Wols ou Camille Bryen par exemple
se sont penchés sur les balbutiements de la vie ou
les reliques de la mort (cytologie, histologie, échinodermes,
chrysalides) mais en ne leur donnant pas la parole, dans
un témoignage minutieux tout organique. Si Villeri
exhausse le rivage sur des tréteaux ce n’est
pas pour le disséquer mais pour l’accompagner
en enfantant à la fois une matière éclatée
et un conglomérat de calfat, un bonheur de calfat.
Différemment de la polyphonie irrévérencieuse
de manège forain et bastringue selon laquelle Chaissac
organise l’art brut, suscitant une jacquerie des objets,
le brut est vécu par Villeri dans une grande piété.
Il répond à l’invective tranquille des
plages en cherchant l’intronisation du magma, et par
des peintures dont la levure est un rituel, puisque «ce
n’est que près du sol que je sens vibrer la
matière poétique».Alors, «la lune
prend possession du violet de la nuit», et se retire
« la nacre des galets».
Donc Villeri vivait beaucoup dehors, devant «la caverne»
chichement éclairée, et, jeune poète
revenant en vacances de Paris il n’aurait pas fallu
beaucoup me forcer pour que j’entrevoie les rondeurs
des Hespérides dans le sombre d’orangers. Très
pudique de son oeuvre, c’est sans témoin qu’il
transportait sans cesse sa toile sur cette sorte de balcon
platonicien de promesse et d’adieu, mais, immuable
méditérranéen, restait à portée
du royaume des ombres...
Remarquez bien l’anachronisme de cette «catacombe»
teintée de préhéllénique, mais
sa peinture des « barricades» ou des momies»
n’était-elle pas celle du récit d’Homère
narrant les héros éclatants de «records»
et de rebellion, présomptueux favoris du char solaire
: seulement la frontière est mince entre les feux
des glaives (autour desquels c’est Apollon qui tournoie)
et le héros égorgé abandonné
sur la terre à l’Hadès et à la
nuit, le soleil éviscéré de la pupille.Faute
de le guérir du moins le panser ou processionnellement
l’inhumer.
Mais de «sa caverne» l’homme qui a choisi
le désert voit passer une clarté sans paupières
et c’est peut-être ce qui permettait à
Villeri à ma dernière visite ce regard impavide
de bonté dont il ne me quittait pas -moi déjà
dans la ruelle- disant à mon insu que nous ne nous
reverrions pas mais qu’il y a de l’invincible
à dénouer dans la matière du regard.
Alors pourquoi ne pas faire de l’amour avec de la
charogne de bateau ou de la dislocation d’électroménager,
ou comptabiliser les victimes des charniers (alors, du Vietnam)
sur les ossuaires de troncs enchevêtrés par
les tempêtes ? Et cet «antre» au lieu
de l’éclairer à la torche de résine
dont s’éclaire Georges de La Tour, pourquoi
ne pas enduire la résine sur le tableau et mettre
à l’épreuve la flamme d’un regard
?
On m’a cité Villeri disant à peu près
d’un tableau «nuagiste» : cette toile
est un bouquet, mais où ce bouquet mène-t-il
? ce n’est pas une brique de l’âme ? Car
les peintures ont un pouvoir, font une action, et ce pouvoir
n’est pas innocent, la somptuosité peut recouvrir
du négatif. Alors les dernières toiles de
Villeri avec leurs formes humblement anthropomorphes ligotées
ou emmaillotées de bandages expriment l’action
d’apporter conjuration et d’enterrer le tumulte,
mais sans doute dégagent le pouvoir de réunir
et de sauver, car leurs teintes en gestation élargissent
sobriété de sanctuaire .
Donner à la rondeur astronomique du quotidien un
équilibre et lui établir un orient, «combustion
égale d’un malaxage où l’oiseau
et l’olive ont la même densité».
Approcher de la guérison tout ce qui court disparition
à la passoire du temps.
21 septembre 1994
* toutes les citations sont extraites des carnets de Jean
Villeri
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