Marcel
Paquet
Jean Villeri : la traversée du visible
Des hauteurs de Cagnes-sur-Mer, voici bien du temps déjà
que l’œuvre souveraine de Jean Villeri étend
sa ferme domination et sur le siècle qui s’achève,
et sur celui qui se précipite vers nous. Puissante,
exigeante, rigoureuse, cette peinture avait quasiment d’entrée
de jeu, comme d’instinct, renoncé à
reproduire on ne sait quelles formes supposées déjà
là pour s’attacher, de manière sans
cesse plus rude et plus tenace, à la seule capture
des forces invisibles. Dès sa prime adolescence,
âge où l’on subit les influences majeures,
ses dessins, aquarelles, huiles sur papier ou sur toile
manifestaient une affinité avec tantôt les
lignes tourmentées de Van Gogh, tantôt les
véhéments à plats de Gauguin, tantôt
encore les torsions du grand Soutine qui, de 1923 à
1925, séjourna, lui aussi, à Cagnes-sur-Mer.
Jean Villeri, l’exilé venu d’Italie avec
son père qui était chef d’orchestre
et Chaïm Soutine, le juif de l’Est, s’étaient
d’ailleurs liés d’une complicité
assez compréhensible : l’un et l’autre
en effet s’attachèrent à peindre la
puissance invisible cachée au cœur de la vision.
Voir, c’est s’élancer du regard vers
l’avant, s’y fixer, mais cela suppose aussi
une flexion vers l’arrière (ré-flexion),
un retour de la vue elle-même jusqu’à
la chair sensible et obscure où elle trouve l’appui
de son élan. Certes, cette torsion interne ne se
voit pas, - la pensée se borne à la déduire
-, mais de grands artistes, tels Soutine et Villeri, se
sont acharnés à la rendre visible. Peindre
en effet, c’est avant tout faire voir des forces qui,
sans l’action de la peinture, ne deviendraient jamais
visibles. Peindre, ce n’est pas imiter du visible
pré-existant, ce n’est pas agir à la
manière d’un simple miroir, faire preuve de
docilité spéculaire ; peindre, c’est
agir pour rendre visible de l’invisible, c’est
ajouter du visible au visible et la réussite ou l’échec
se mesure au sens et à l’ampleur de l’adjonction…
Au-delà du don de soi qu’offre le paysage,
il s’est agi, déjà pour le tout jeune
Villeri, de s’installer dans les puissances dissimulées
que le visible contient, soit cache et repousse à
la manière dont les digues protègent les terres
des terribles et prodigieuses violences de l’eau.
La Grande Nature, la méditer-ranéenne, la
bleue, la grecque, la jusis, celle qui ne se contente pas
de s’autoreproduire, de naître et de renaître
à partir de soi (natura), mais qui de surcroît
s’installe dans la lumière (jws et y resplendit,
eh bien, selon Héraclite d’Ephèse, dit
l’Obscur, «cette nature aime à se cacher».
Comprendre cette sentence forgée par le premier penseur
de l’Occident qui usa du beau mot galvaudé
de «philosophe», c’est déjà
accompagner par l’esprit, c’est-à-dire
commenter, l’œuvre de Jean Villeri : si ce qui
éclôt et s’épanouit dans la lumière
aime à se retirer dans une crypte, à se garder
en retrait, cela signifie que la visibilité du monde,
si riche, si foisonnante, si splendide fût-elle, n’en
repose pas moins sur une Obscurité tutélaire,
sur une Nuit primordiale antécédente, invincible…
La visibilité de la nature ou, si l’on préfère,
l’apparence ou le phénomène de l’être
repose secrètement sur les forces de l’invisible,
sur les mystères de l’inapparence pure : cette
absence active, agissante, cet hors-vue au cœur de
la vue, et dont la vision dépend, c’est cela
certainement le trait distinctif de la nature, la dimension
primordiale génialement exprimée par Héraclite
et que Jean Villeri, le front posé contre la nuit,
n’a cessé de vouloir capturer. La nature est
ce qui se montre, mais elle est aussi tout ce qu’elle
doit cacher pour être capable de se montrer, pour
être visible. La nature «aime» (jilei),
c’est-à-dire unit, depuis leur différence
et par leur différence, le visible et l’invisible
: d’une part, des formes se donnant à voir,
évidences tantôt claires et distinctes, phénomènes
parfois vagues et mouvants et, d’autre part, toutes
les tutélaires puissances de l’imperceptible,
partout dissimulées, mais partout présentes
en tout ce qui paraît. Refusant de vivre sur un héritage
formel, Jean Villeri a marché droit vers les forces
constituantes et s’est plongé en elles comme
pour se baigner aux sources du visible.La Cueillette des
olives, petite huile sur toile de 1925, qui appartient au
Musée des Beaux-Arts de Nice, ne se limite pas à
représenter des êtres accroupis, rivés
à leur tâche sous un soleil de plomb, elle
fait sentir toute la puissance du sensible que cèle
le visible. Digne de Millet et de Van Gogh, l’œuvre
s’ouvre à une énergie qui sillonne la
toile d’un réseau d’éclairs noirs
où se mêlent les olives, les ombres des personnages
et de la nature tout entière ressaisie à même
sa plus élémentaire simplicité. Il
est manifeste que ce ne sont pas les formes qui prévalent,
mais les forces de l’arrière : elles se poussent
vers l’avant, se massent dans les apparences et les
font trembler. Rarement œuvre bidimensionnelle, c’est-à-dire
abstraite, séparée de la profondeur du paysage,
ne nous parut à ce point concrète, à
ce point charnelle : c’est que Jean Villeri ajoute
aux formes perceptibles les forces du sensible et c’est
cette adjonction le cœur de son art. Tout, chez lui,
est une affaire d’excès : La Cueillette des
olives ne représente pas une action ; elle est elle-même
une action dans la représentation, elle arrache la
scène qu’elle reproduit au registre du narratif
pour y faire vibrer le dynamisme intérieur de la
nature elle-même : le devenir, qui n’est pas
une forme, qui est informel, ne peut être figuré
qu’au travers de fictions.
A cet égard, Le Marché, est une autre toile
très exemplaire de la volonté de faire monter
jusqu’au jour les nappes de nuit qu’enveloppent
les choses, d’ouvrir les formes à la montée
de zones obscures qui, telle la sourde brillance d’une
énergie inverse, soulignent, pleines de menaces,
la brûlante éphémérité
du spectacle. La vie impersonnelle de la foule patiente
et bigarrée, chaland déambulant avec lenteur
entre les couleurs vives des étals, fait songer à
l’atmosphère sensuelle, pesante et splendide
des aquarelles mexicaines de Francisco Zuniga : l’œuvre
de Jean Villeri, par cet aspect d’elle-même,
renoue avec la ligne picturale, si riche d’avenir,
que tenta de briser le cubisme, ligne qui, du Titien à
Rubens et Rembrandt, à Turner et Delacroix, à
Cézanne et Van Gogh, à Herbin et Bram Bogart,
regroupe autour d’elle ceux qui, dessinant avec la
couleur et avec elle seule, ont refusé les deux principales
variantes platoniciennes de l’abstraction : celle,
représentative, incarnée par Picasso, laquelle
conserve l’idée d’un objet extérieur
autour duquel le peintre tourne, mentalement et celle, géométrique,
qui vise à révéler les règles
éternelles structurant toute vision à partir
d’un point de transcendance. Ces deux tendances, malgré
qu’elles en aient souvent beaucoup, ont échoué,
pour reprendre la juste et belle expression de Robert Delaunay,
« à recoller le compotier cassé par
Cézanne», à juguler le devenir, à
exclure du pictural le corps et l’immanence.
Lors de sa participation remarquable au mouvement Abstraction
Création (1932-1936), Jean Villeri, proche sur ce
point de l’admirable Foltyn, fut de ceux dont les
compositions dites géométriques s’attachaient
à laisser transparaître en elles des agitations
géologiques. Aucune abstraction villerienne n’est
coupée des richesses de la terre ou de cette mer
qui, René Char l’a écrit, «se
couvre de ronces» dès qu’elle devient
le territoire pictural où marche Jean Villeri.
Prenons une œuvre telle que Les Planètes : elles
ont beau n’avoir, par essence, par définition,
aucun sol ; elles ont beau sembler se repousser dès
qu’elles s’approchent et se rapprocher dès
qu’elles s’éloignent, se mouvant dans
la beauté d’un espace à la Calder, mieux
même à la Chillida, sans aucune manière
de plan fixe, de référence cadastrale, elles
parviennent ici à s’interpénétrer
sans se heurter et à faire resplendir une joie sauvage,
volcanique, issue de tout ce qui toujours demeure invinciblement
irréductible à l’idéalité
du concept. Villeri n’a jamais négligé
ou oublié le grain des choses, le multiple et le
moléculaire dont tout corps est fait, il n’a
jamais peint en faisant fi de l’infravisuel. Peindre
revint pour lui à traverser chaque jour les murs
de la prison du visible. Peindre, c’était «traverser»
(Doorgaan dit le titre d’un chef-d’œuvre
de Bram Bogart) le visible afin de toucher le sensible,
de l’agripper et de revenir vers la surface de la
toile, enrichi d’un peu d’impossible.
Jean Villeri va très au-delà de qui se voit,
revient y inscrire tout cela qui ne s’y voyait pas
et qui, maintenant devenu visible, maintenant «phénomé-nalisé»
comme on dit en philosophie, n’en continue pas moins
à perpétuer, souverainement, son impérieuse,
son arrogante indicibilité : phénomène
de l’être plutôt que de l’étant,
pourrait-on risquer avec Heidegger ; multiplicité
du sensible plutôt que contours visibles, pourrait-on
affirmer avec Nietzsche choisi contre Platon, c’est-à-dire
avec une philosophie se préférant alliée
aux artistes plutôt qu’aux prêtres et
aux théologiens. Jean Villeri n’a que peu,
vraiment peu, à voir avec le texte qui jouxte la
reproduction de son œuvre dans le premier des numéros
d’Abstraction création art non figuratif auquel
il ait participé, soit celui dirigé en 1934
par Vantongerloo. De même que ses aquarelles et toiles
des premiers pas ne sont pas séparables de ce qui
retient les paysages de se laisser transformer en décors,
de même que ses œuvres de jeunesse demeurent
connectées aux fonds obscurs des apparences terrestres
ou marines, aucune de ses œuvres dites abstraites n’est
séparable des concrétudes et des concrétions
du sensible. Il est vrai que tout cela qui échappe
au visible, qui ne s’y résigne pas, refusant
de s’affaiblir, de se convertir en images, n’a
cessé de constituer la robuste et féconde
nourriture de Jean Villeri : si larges ou si serrées
que soient les mailles du filet du visible, le poisson du
sensible ne s’y laisse jamais prendre. Il échappe,
mais avec Jean Villeri, ne s’échappe pas qu’il
échappe ; la trace de son échappée
devient visible : il fait apparaître qu’il y
a du disparaître conditionnant toute apparence et
même toute apparition. Cette formulation peut paraître
abrupte, mais elle convient, semble-t-il, à ce qu’il
y a de rude, de cassant et d’impérieux dans
cette œuvre sans compromis. Jean Villeri n’était
chez lui ni dans les formes de l’abstraction géométrique,
ni dans les abstractions objectives du cubisme : il a certes
étudié ces tendances, mais ce fut pour les
assimiler, les digérer et en produire autre chose.Revenons
à la période si fameuse d’Abstraction
Création. Les œuvres de Jean Villeri réalisées
durant la période de sa participation à cet
extraordinaire mouvement (1932-1936) qui sut rassembler
en son sein la plupart des grands créateurs de l’entre-deux
guerres déterminés à produire une peinture
libérée de toute assignation à un modèle
externe (on y retrouve des artistes tels Albers, Arp, Brancusi,
Calder, Delaunay, Domela, Gonzales, Herbin, Kandinsky, Kupka,
Moholy-Nagy, Mondrian, Okamato, Schwitters, Van Doesburg,
Vantongerloo et tant d’autres…) - se singularisent
en ceci qu’elles sont en rupture manifeste avec tout
idéal transcendant. Le modèle platonicien
de la pensée suppose en effet une relation du voyant
et du vu rendue possible par la lumière, laquelle
tombe d’en haut. Pour être radicale, la rupture
avec le platonisme ne saurait donc se contenter de délaisser
les références visibles, elle doit abandonner
aussi ce qui est supposé les rendre possibles, soit
l’idée même de transcendance, de verticalité.
Considérés sous cet angle, les protagonistes
d’Abstraction Création furent loin de faire
preuve de la radicale rigueur propre à Jean Villeri
; ils furent en effet nombreux qui continuèrent à
concevoir la peinture à la manière somme toute
de Hegel qui la tenait pour une contestation du sensible
conduite par la part visible de lui-même, pour donc
une fuite transcendante qui ne conserverait du sensible
dont elle se sépare que la plus mince pellicule d’être
: le minimum du minimum avant l’immatériel…
Ceci, qui fut, par exemple, l’un des principes théoriques
de Mondrian, se trouve à l’extrême opposé
de la voie retenue par Jean Villeri : il s’est agi
pour lui non de nier le sensible, mais au contraire d’en
affirmer la suprématie en préférant
la matière à la forme, c’est-à-dire
en inaugurant une démarche picturale qui entreprenne
de libérer la matière du couple matière-forme,
couple au sein duquel la hiérarchie est, classiquement,
en faveur de la forme. Parvenir à la considération
de la matière en elle-même et pour elle-même,
c’est en premier établir une tension entre
la matière et la forme et, si possible, conduire
cette tension jusqu’à la rupture, soit jusqu’à
l’autonomie expressive de la matière en tant
que telle. Mais sans la forme, la matière demeure-t-elle
visible ? Y a-t-il au sens strict une peinture informelle
? C’est cela la question que Jean Villeri, obliquement,
presque marginalement, a posé aux tenants de l’Abstraction
géométrique, c’est-à-dire formelle.
Au moment des triomphes de l’idéalité
formaliste, Jean Villeri impose la question de l’informel
: il fait surgir le sensible au milieu des grandes victoires
du visible. C’est au ras du sol, au plus près
de la terre que la peinture villerienne atteint son degré
de vibration le plus haut, le plus intense. Au mathématico-géométrique,
il oppose un dynamisme pictural géologique. Bien
plus tellurique que céleste, Jean Villeri voulut
toujours que les territoires picturaux demeurassent concrets,
soient dotés d’une épaisseur, d’une
vie solide, bref de ce corps ou de cette «cave»
que déniait Platon dès qu’il estimait
possible de s’en exempter. Villeri au contraire, en
ceci du côté de Lucrèce, de Spinoza
et de Nietzsche, sut toujours qu’au-delà du
visible, c’est le sensible qui se tient. C’est
ce oui au sensible, ce yes-yes à la sensibilité
infravisible qui court au travers de l’œuvre
tout entière et en constitue, d’après
nous, le meilleur principe d’intelligibilité.
Sous l’apparente diversité des tentatives et
des expérimentations, la cohérence souterraine
demeure le souci de toujours sensibiliser le tout du visible,
de reconduire les yeux vers leur être charnel plutôt
que les limiter à un usage théorique. Proche
de Kurt Schwitters, ce surindividualiste qui sut toujours
faire mouvement avec d’autres sans jamais sombrer
dans la tristesse des Ecoles, Jean Villeri avait en lui
de la graine qui produisit le meilleur de Dada, mouvement
pour lequel des ready-made ne furent jamais des fins en
soi, mais des sortes de déchets, de vestiges attendant
d’être réutilisés. La Composition
aux Raquettes de 1926, comme d’ailleurs déjà
la Nature morte à l’Atelier de 1919, manifeste
clairement cette insoumission à l’objectif
dont ne cesse de faire montre Jean Villeri et qui le conduisit,
cela va de soi, à s’écarter du même
coup de toute subjectivité, car Sujet et Objet ne
sont jamais sérieusement séparables, sauf
à disparaître, à éclater…
«Sujet, Objet» sont de pauvres mots sans prise
sur la démarche villerienne, sur l’énergie
avec laquelle il amène les couleurs au contact de
l’inapparent, c’est-à-dire de la multiple
substance qui gît en toutes choses et se trouve être
la même en tout être, en tout étant,
en tout fragment… objet, sujet, qu’importe…
« pour accoucher d’une étoile qui danse,
il faut que l’homme ait en lui du chaos», disait
Nietzsche, eh bien, ce chaos primordial, Villeri l’avait
en lui : il se devine dans le tremblement qui parcourt la
Composition aux Raquettes, mais s’affirme avec une
extrême véhémence, quasiment prophétique,
dans les œuvres qui furent montrées, l’année
du déclenchement de la guerre, à la Galerie
Henriette, à Paris. Il y présenta en effet
des Ciments, dont certains sont disparus, mais qui anticipaient
extraordinairement une voie reprise durant les années
cinquante par des Jean Dubuffet et des Alberto Burri, voire,
bien plus près de nous, par des Antonio Tapiès.
Jean Villeri est allé loin dans sa quête de
la matière et ce, bien qu’elle ne soit jamais
là uniquement pour elle-même, mais pour l’énergie
qui s’y déploie, pour son dynamisme intrinsèque,
sa capacité de morcellement, sa force chao-cosmique,
inconsciente, productive, créatrice. Aller jusqu’au
chaos n’est pas chose aisée, mais le plus difficile
est d’en revenir, d’avoir assez de tempérament
pour faire des choses folles sans être fou, on pourrait
dire aujourd’hui, après les génies de
Michel Foucault et Gilles Deleuze, être fou sans être
pour cela un malade mental. L’œuvre peut-être
la plus novatrice et la plus périlleuse, celle qui
plonge le plus loin en arrière de l’œil,
dans les sous-sols du corps, dans les plis et replis de
la chair profonde et qui, par cela même, voit le plus
loin en avant, nous paraît être un ciment de
1939 où surnagent, incrustés dans des grains
lumineux, un fragment de filet, quelques bouts de corde,
des bouchons et du bois travaillé, usé par
la mer, autant de signes certes de la vie marine qu’affectionnait
Jean Villeri, mais autant surtout d’instruments de
sa puissance picturale ancrée, quasiment vautrée,
dans la matière. Avec des œuvres telles que
celle-ci, il ne s’agit plus en rien de décrire
le monde existant, mais d’en créer un autre,
plus pur, plus dense, plus fort et qui soit en connexion
avec la Terre, c’est-à-dire avec l’Absence
qui s’implique en tous les mondes, mais sans demeurer
en aucun. La Terre de la peinture, terre ou mer, charbon
ou métal qu’importe, devient support d’une
œuvre terrible et qui ne s’accroche à
plus rien : les torrents du sensible déferlent dans
le visible qui dévasté, effondré, se
reconstruit, se rebâtit, plus fictif, plus vaste et
plus insolent. L’œuvre de Jean Villeri requiert
du spectateur un effort permanent de reconstitution, de
reconstruction de tout l’orage dont il éternise
l’éclair, dont il pérennise l’éphémérité.
Ce Ciment de 1939 n’est pas un collage de détritus
échoués sur la plage, à marée
basse, quand l’esprit de la mer se retire, il est
plutôt la reconstruction même des mouvantes
puissances de la mer à partir de quelques pauvres
brides de son phénomène. Avec rien que quelques
éclats, tel l’enfant qui découvre le
mystère des mystères à même la
plus frivole des choses, Jean Villeri reconstruit un monde
plus fort, plus beau et plus cohérent que celui auquel
furent arrachés ces restes d’explosion qui,
avant d’être là, fragments d’œuvres,
semblaient sans dignité. Jean Villeri a tout de l’énergie
affirmative des grands poètes : il grandit tout ce
à quoi il touche ; il crée sans cesse, il
n’imite jamais. Rien de son génie ne figurait
au programme du siècle et c’est pourtant par
son génie si naturellement inattendu que le siècle
qui meurt découvrira la cohérence de sa peinture
: art-processus, art-créateur plutôt qu’art
finalisé, soumis d’avance à l’idée
non-artistique que s’en font les non-peintres et les
non-créateurs. Le dynamisme de Jean Villeri travaille
les sous-sols de notre temps, attendant sans les espérer
les mille et une sources qui jailliront pour illuminer notre
avenir dès que sa postérité sera enfin
formidable. Le visible est infini, mais Jean Villeri a mis
au jour, en arrière du visible, une infinité
d’infinités sensibles, «des mondes innombrables»,
eût dit Giordano Bruno, de «l’absolument
infini» eût précisé Spinoza. Comment
les rendre visibles ? Comment les faire voir, les phénoménaliser
? C’est cela le labeur journalier du peintre, son
faire apophantique, inséparable d’un savoir
primordial, métaphysique, à savoir que toute
puissance est finie : nul ne peut tout, nul ne sait tout
; de même que l’Idée d’Homme ne
serait rien sans les hommes ni l’Idée de Mère
sans les femmes, ni la course du champion sans sa concentration
immobile sur la ligne de départ, eh bien tout pouvoir
ne peut jamais «quelque chose» qu’à
la condition de ne pas tout pouvoir. Le sans-limites est
néant. Dès que défini comme tout puissant,
le Dieu de la scolastique était mort avant d’être
né. S’agissant de l’espace, c’est
pourtant une notion de ce genre, morte, nihiliste, évidée
de toute réalité que propose, on peut presque
dire impose, la science mathématique. Selon celle-ci,
l’espace serait une forme infinie que viennent habiter
des objets finis ; il n’en est rien, affirme Jean
Villeri : l’espace n’est pas une forme infinie
et vide, c’est une force et donc une force finie et
concrète ! Ou bien l’abstraction s’essoufflera
et ne sera rien ou bien se résoudra-t-elle à
ne découvrir son absoluité que dans les finités
du sensible. La transcendance ne peut «exister»
si elle ne rencontre l’immanence, mais celle-ci peut
fort bien n’être que par elle-même : il
y a des sensations qui ne sont pas sensations de néant,
donc de l’angoisse, mais il n’y a pas d’angoisse
sans sensation, sans un corps expérimentant sa limite
et du même coup ses capacités intrinsèquement
finies. La vraie force, c’est d’habiter ses
limites, d’y résister plastiquement, sans casser
à la moindre pression. Il y a des moments, a vu René
Char, où «une lampe apparue à l’horizon
intérieur» s’avère capable d’abattre
le vent du large, si obstiné fût-il. C’est
de ce bois-là qu’était fait Jean Villeri
: il savait replier dans son corps vigoureux les forces
du dehors qui, ainsi pliées, ainsi impliquées,
n’en demeuraient pas moins du dehors, de l’absolument
dehors. Les yeux rougis aux flammes du chaos, Jean Villeri
ne vient vers nous que riche des puissances de l’arrière.
Ainsi, peut-on dire, à propos de cette exposition
décisive de 1939, que ce ne sont pas les visages
qui l’intéressaient, mais déjà
les têtes, c’est-à-dire les corps. «Portrait»
est un mot qui vient du latin pro-trahere qui signifie «tirer
devant», eh bien ce que Jean Villeri tire devant,
ce n’est pas le visage afin de le détacher
du fond, mais ce sont les arrière-fonds du visage
lui-même, cette partie du corps recouverte par la
peau, par le superficiel.
Désireuse de se frayer un chemin jusqu’aux
forces du corps, la peinture de Jean Villeri ne se laisse
pas arrêter par les évidences, mais établit
un lien avec une énergie sous-jacente aux humains,
la même somme toute que les Ciments cherchaient à
épouser en tant que terre et sous-sols. Au-delà
des visages, au-delà des paysages, cette œuvre
va jusqu’au corps informe et y fait circuler des intensités
qui touchent une matière informelle, non-stratifiée,
une pure énergie. A ce degré de profondeur,
si des formes surgissent, elles ne sont qu’accessoires,
effets d’optique, d’ondes et de vibrations.
Dès 1937-1939, la peinture de Jean Villeri a conquis
un nouveau problème : elle délaisse l’unité
pour la multiplicité, abandonne le registre de la
conscience pour une immanence inconsciente et productive
qui crée sans manquer de rien, sans rien sublimer.
Tout dans cette œuvre devient positif, affirmatif,
endoconsistant, sans normes externes. Ayant traversé
le visible pour errer dans les territoires du sensible (l’invisibilité
des sens autres que le visible), la peinture s’autoconstruit
morceau par morceau, à coups d’objets partiels,
libre de toute référence à l’Unité
de l’être. Cette peinture est faite d’une
matière sans Dieu, d’un flux inqualifiable
qui semble n’être jamais atteint : on y dirait
qu’il y a toujours un ou plusieurs plans derrière
celui qui est là, dominant, qu’il y a toujours
une ou plusieurs strates en attente de se substituer à
celle qui est traitée. (Villeri a souvent repris
ses toiles, détruisant un résultat au profit
d’un autre possible, car c’était pour
lui le processus qui comptait et non les tableaux finis,
achevés et tristes). Un combat perpétuel et
violent habitait cet artiste pour qui il y avait toujours
un obstacle à franchir, toujours trop de signifiance
et pas assez de matière, trop d’âme et
pas assez de corps. Jusqu’où pénétrer
l’inéclairci sans se dissoudre, sans sombrer
? Jusqu’où s’aventurer sans aller trop
loin ? C’est une affaire d’excès, avons-nous
dit, mais cela veut dire de mesure dans l’excès,
car il s’agit d’éviter aussi bien le
brouillage que le retour du figuratif ; il s’agit
d’avoir assez de forces et de prudence pour se désubjectiver
sans être happé par le chaos. La peinture de
Jean Villeri marche un pied dans le chaos, un pied dans
la naissance de l’ordre ; elle est mi-chaotique, mi-cosmique.
Les connexions envisagées n’ont cessé
d’être de plus en plus risquées, mais
à chacune d’elles, se conquiert un inconnu
: ni terre, ni mer, c’est un territoire artificiel,
mais vivant, et parfois lourd de menaces ! A voir aujourd’hui
les œuvres de l’immédiat Avant-guerre,
on ne peut s’empêcher d’y déceler
une grisaille inquiète, comme une crainte, tandis
que le cancer du fascisme commençait à proliférer.
Ce n’était pas encore pour Jean Villeri le
temps des armes (il sera un héros de la résistance),
mais sa peinture trahit une lutte interne : on la dirait
attachée à se sauver des ordres transcendants,
à maintenir ouvert le champ de l’expérience,
à ne pas se laisser géométriser ou
surréaliser. Après guerre, de Cobra à
la Transavanguardia, ils seront légion à vouloir
demeurer au voisinage du corps, notre strict contemporain,
soit ce qui, en nous-mêmes plus profond que nous-mêmes,
est le plus indéfini, le plus collectif et le plus
extérieur. Au lieu d’une âme immortelle,
ce corps inappropriable en a mille, mais toutes mortelles
et ce sont ces âmes-là que le pêcheur
Villeri ramène dans ses filets jetés au cœur
de la nuit. L’œuvre est dominée par une
involution créatrice, par une conquête du corps
en tant qu’il est cavité et volume, tête
et épaisseur plutôt que surface trouée,
qu’évidence, que visage… Le visage n’est
pas le corps, il en est le surcodage ; il est ce qui aspire
le corps dans ce processus transcendant vis-à-vis
duquel toute la peinture de Jean Villeri est un acte de
résistance. Clandestin, Jean Villeri ne le fut pas
seulement pour lutter contre les nazis dans les rangs des
Forces Françaises Combattantes, sous les ordres du
Capitaine René Char, mieux connu pour ses poésies,
mais il le fut pour entrer dans un devenir esprit d’une
intensité extrême qui, après les années
de terreur et d’horreur, allait, pour un moment, se
manifester par un usage joyeux de la couleur. En 1947-48,
avec des œuvres telles que Zolliman, le monde de Jean
Villeri paraît délaisser sa tonalité
mélancolique et inquiète pour une atmosphère
plus ludique, un souffle surcoloré, jazzant, mais
toujours d’une rigueur implacable. Rien de gratuit
dans cette liberté, dans cette innocence conquise
de très haute lutte et qui conduisit la peinture
à surmonter le système chrétien visage-paysage
au profit d’une abstraction capable de se glisser
entre ces termes et de briser l’invisible chaîne
qui les unissait, au profit d’un flux multicolore
et dansant qui engendre l’agir d’une énergie
turbulente et forcément informe. Dans l’euphorie
peut-être de l’Après-guerre, dans la
joie de la victoire et de la libération, la peinture
villerienne est devenue un moment plus gaie, plus joyeusement
aléatoire, renouant avec certains éclats d’Abstraction
Création. Mais l’essentiel tient à ceci
qu’elle a résisté à tout retour
réactif vers la figuration, que son trait unit et
sépare, c’est-à-dire met en œuvre
une action qui connecte l’Un et le Multiple, action
qui s’élabore depuis un geste aveugle qui jaillit
du corps même de l’être. La peinture de
Jean Villeri est de celles qui ne cessent de rallumer les
feux de la genèse, d’aller jusqu’à
l’indistinction du geste et de la pensée. En
parvenant à un zéro de formes, soit à
une puissance infor-melle et matricielle d’où
il est possible de tout réengendrer, y compris son
être propre, l’artiste se découvre à
mesure qu’il se trace, qu’il s’invente
: il fait partie, tels ses amis Michaux et Artaud, de ces
êtres rares, ceux pour qui vie et art sont indiscernables.
L’art le plus haut devient ainsi l’art le plus
vivant et ce, sans qu’il y ait régression ou
primitivisme. Il n’y a pas de retour à, il
y a plutôt invention d’une arme neuve : un graphisme
qui laisse agir les forces d’apparition depuis le
cœur de l’infini, depuis le cœur massif
et géné-reux de la mer, soit depuis la démesure
suprême du lieu caché où se forgent
les grands élans de l’inhumain, imperceptibles
aux yeux que fatiguent les comptes et les projets. La traversée
du visible, de ce mur où tant d’artistes se
sont cognés la tête, n’a rien du tout
d’une Odyssée, d’un retour au bercail.
Jean Villeri n’est pas de ces renards qui rentrent
dans leur cage après l’avoir brisée
: il est de ceux qui maintiennent l’aventure, cap
sur l’inconnu, et qui selon la cruelle expression
qu’il opposait à l’Ecole de Paris, dont
il fut avec Estève, l’un des plus purs représentants,
se refusent à «devenir des faussaires d’eux-mêmes»,
soit à dégrader leurs plus belles inventions
en recettes et procédés. Ils préfèrent
revivre le risque de la mort et de l’échec
à l’ennuyeuse et confortable paix des souvenirs.
Jean Villeri n’a cessé de vouloir intercepter
des sensations inédites : proche d’Herbin,
de Sonia et Robert Delaunay, mais aussi parfois de la minutieuse
et passionnée Vieira da Silva, la peinture villerienne
a parfois laissé surgir, comme de l’arrière,
des puissances lumineuses, rieuses, ensoleillées,
mais de telles explosions de couleurs et de joies, comme
dans Marrakech furent souvent de brève durée.
A l’instar plus encore de Charchoune, loin, très
loin de toute exubé-rance décorative, Jean
Villeri revint, somme toute assez vite, vers des recherches
plus austères, résolu à tout reprendre
par le commencement.
Renouant pour ce faire avec les incrustations et reliefs
de la fin des années trente, soit donc avec des recherches
touchant à la troisième dimension de l’art
pictural, celle-là même que les idéalistes
nient ou confondent avec de la sculpture, Jean Villeri s’est
résolument engagé dans l’exploration
du corps même de la peinture, dans son espace intérieur.
De façon sans cesse plus noble et plus crispée,
il s’est engagé solitairement, quasi aristocratiquement,
dans la quête d’un langage pictural adapté
aux forces élémentaires : il s’est agi
dès lors de saisir l’apparence à son
surgissement, dès son apparition la plus ténue,
soit de la saisir là où elle n’est pas
encore bien distincte de l’élan créateur
occupé à la porter vers l’être.
Dans les œuvres difficiles des années soixante,
celle où il est question par exemple d’un Continent
intérieur, il s’agit de saisir la formation
de la forme, soit quelque chose qui perçu sous l’angle
de la forme n’est rien et donc donne au tableau une
allure d’avant monde et d’avant les idées.
Il s’agit de voir alors même qu’il n’y
a rien à regarder, que les œuvres ne proposent
aucune forme qui soit à recueillir, à conserver.
Il s’agit de voir la naissance du monde avant le monde,
vraiment avant, ce qui signifie tout, sauf rétrospectivement.
Voir la naissance du monde ou le Continent intérieur,
c’est ne rien voir de déjà formé,
c’est voir un rien de formes d’une puissance
prodigieuse et cependant tâtonnante, fictive. Il s’agit
d’aller jusqu’à un volume irréductible
à l’idée, soit jusqu’à
un volume qui n’est pas créé avec des
idées, mais qui au contraire, soit le volume à
même d’engendrer des idées, territoire
rebelle aux intuitions, territoire inexploré, vierge,
apparaissant tel quel pour la première fois. En lui,
pas d’apparences, seulement l’apparition d’apparences
encore informées, encore à mi-chemin : des
signes peut-être, mais des signes encore de rien,
comme en suspens entre l’immédiat et le médiat.
Ce sont des œuvres de haute poésie, de pure
énergie poétique, en ceci qu’elles font
voir l’action de créer et de faire naître
avant toute création, avant toute nature naturée
: c’est le naturant qui est capté et cette
capture est inséparable d’une ascèse
qui coupe le souffle, est jumelle d’une irrespirable
monotonie, d’un vide effrayant. Il ne s’agit
de rien moins que de conquérir la peinture elle-même,
soit la peinture en tant que processus par lequel on dépasse
les apparences pour habiter le processus de création
des apparences, vivre au cœur et au rythme du mouvement
d’apparition, sans un regard pour les apparus, pour
les scories du travail, ce que nous entendons, nous spectateurs
dégénérés d’un autre âge
et d’une autre culture, par les œuvres présentables
et vendables. Nous nous attachons à la présence
soignée de ce qui dure, alors que Jean Villeri s’attachait
au vent violent, au geste aveugle et invisible, aussi bien
à la masse noire et océane, au volume caché
qui supporte les apparences et ne les laisse jamais. Ce
qui fait tenir les apparences, leur socle puissant, de métal
ou de bois, la matière insistant au cœur des
existences, l’au-dedans qui permet toute issue vers
le dehors, toute apparition, c’est cela le Graal de
Jean Villeri peignant une peinture à la recherche
de la peinture tout entière, avec ses arrière-arrière-fonds,
et tous ses à cotés, et tous ces mouvements
discrets, et tous ces gestes trop rapides pour être
perçus ou trop hésitants pour avoir de la
signifiance, c’est tout cela Jean Villeri venant à
découvrir que les apparences peintes, quelles qu’elles
fussent, ne sont que des fragments portés par les
flots, ne sont que des bouts de bois, mystérieux,
énigmatiques, roulés et ballottés par
le mystère des mystères, par cela qu’il
y a quelque chose plutôt que rien. Le cosmos est,
tel le Mexique d’Artaud, tel le Mexique tout court,
un monstre qui dort et dont un simple mouvement réduit
à néant toutes les constructions. A ce degré
de profondeur et d’intensité, rien n’est
vivant que la vie même, que la vie perçue au
travers de ses strates secondaires, au travers de ses effets
d’optique et de leurs prétentions. Il y a quelque
chose de cette lame de fonds ou de cette violence assassine
dans la série commencée avant 68 et qui s’intitule
Contestations : regardez longuement l’œuvre 17
de cette série ou Le Blé ivre ou L’Épave
appartenant au Musée Picasso à Antibes et
si vous n’y voyez surgir notre monde et le vôtre
ruinés par une puissance plus haute et plus pure,
c’est que vos yeux sont perdus pour cette peinture
dont le rythme est le souffle du monde, comme son Âme.
Le temps du cosmos n’est pas le temps chronologique,
celui des présences, mais le temps Aïonique,
celui où il n’y a pas d’instantané,
pas de coupure, pas d’étant présent,
seulement du passé qui se constitue à mesure
que l’avenir advient. Du passé oui, de l’avenir
oui, mais du présent non. Rien que du futur antérieur.
Les ultimes œuvres de Jean Villeri atteignent à
cette coexistence de ce qui fut et de ce qui vient, laquelle
coexistence enveloppe toute apparence d’un voile de
mystère et l’y attache. Les formes ne sont
plus là pour elles-mêmes, mais pour leur disparition
et la cohérence que laisse surgir leur disparition,
soit la conjonction en un même espace de l’avant
et de l’après, d’une césure donc.
Celle-ci n’est pas un événement empirique,
mais une mort de tout événement empirique,
laquelle donne aux apparences une allure spectrale, un aspect
«momies», mais ce disparaître affirmé
dégage l’avenir, exclut toute chose et tout
être, tout objet et tout sujet, toute certitude et
tout moi, toute intelligence même, au profit de l’avenir,
d’un avenir métamorphosé et multiple.
La série des «Présents futurs antérieurs»
fait éclater toute présence ou à tout
le moins fait disparaître toute présence, l’enveloppe
d’un voile qui, par anticipation de ce qui advient,
dégage la voie pour l’advenir lui-même.
Ce sont des peintures d’avenir, soit des conditions
du neuf, de tout cela donc qui, a priori, nous excède,
nous dépasse. Les dernières œuvres de
Jean Villeri incorporent l’avenir en elles-mêmes,
ouvrant la voie aux mutations et aux métamorphoses
et pour ce faire dissolvant l’accessoire, brisent
le cercle au profit d’un mouvement plus tortueux,
plus excentrique et qui fait paraître le temps en
tant qu’informel et qu’excessif. La traversée
du visible a conduit Jean Villeri jusqu’au temps,
jusqu’au sans-fond qui tourne sur lui-même et
ne fait revenir que l’à venir, dans une sorte
de répétition supérieure, libérée
du passé, libre donc. Peinture de l’avenir,
les œuvres de Jean Villeri fondent sur notre monde
comme des oiseaux de proie et le déchirent («Je
voudrais peindre un tableau qui tue», confia-t-il
à sa femme Anne-Marie) : toutes les identités
sont soudain subordonnées à la différence,
non à la différence intra-identitaire (A n’est
pas B), mais à la différence absolument différente
qui vient vers nous, qui nous domine déjà
et qui est là, attendant d’être vue dans
cette rétrospective du troisième millénaire,
expérimentable à Carros.
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